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Comprendre la décroissance – Les limites à la croissance

NB : cet article est une adaptation des épisodes 3 et 4 de la saison 2 du podcast, sur le sujet de la décroissance, qui peut être écouté sur la page dédiée.

Cet article, comme le podcast, s’appuie essentiellement sur le livre Ralentir ou périr, de Timothée Parrique.

Introduction

Avant de vouloir définir ce qu’est la décroissance – qui a été définie surtout au cours des années 2000 -, il peut être pertinent de voir comment est né le concept.

A partir des années 1970, des travaux menés par Nicholas Georgescu-Roegen d’un côté et Dennis et Donella Meadows (à l’origine du célèbre Rapport Meadows) de l’autre, ont commencé à mettre en lumière le fait que la croissance ne pouvait être infinie.

Pour comprendre pourquoi, revenons tout d’abord sur un concept-clé : le PIB.

Le PIB, indicateur de santé de l'économie

Pour mesurer la santé de l’économie, un indicateur appelé PNB (pour Produit National Brut) est apparu aux États-Unis dans les années 1930, puis généralisé à l’échelle mondiale dans les années 1950.

Cet indicateur visait à prendre en compte les unités de production d’un pays donné, même si ces unités de production étaient situées à l’étranger. Par exemple, une usine de production française localisée dans un autre pays était prise en compte dans le PNB français.

Dans les années 1990, cet indicateur a été remplacé par le PIB, qui prend en quelque sorte le contre-pied de son prédécesseur : cette fois, les unités de production prises en compte pour un pays sont celles situées sur le territoire de ce pays, quelle que soit la nationalité de cette unité de production.

Il y a plusieurs manières – équivalentes entre elles – de calculer le PIB. Techniquement, il s’agit de comptabiliser les valeurs ajoutées des productions considérées comme économiques.

J’imagine que ça ne te parle pas forcément.

Tu peux retenir que, schématiquement, pour calculer le PIB, on peut faire la somme des prix auxquels sont vendus l’ensemble des produits de consommation rentrant dans le périmètre du PIB (issus des unités de production situées sur le territoire du pays). Ou faire la somme des rémunérations des salariés et des excédents d’exploitation, ce qui, par un jeu de vases communicants, doit nous faire arriver au même résultat.

Pas de panique. Timothée Parrique souligne dans son livre, Ralentir ou périr, que c’est un calcul qui prend en compte un certain nombre d’hypothèses, et que la plupart des économistes eux-mêmes ignorent le détail de ce calcul.

Ce qui, évidemment, pose un problème d’interprétation de cet indicateur qu’est le PIB : comment interpréter un chiffre dont on ignore le détail du calcul ?

"Se réjouir d'une hausse du PIB sans connaître la façon dont il est calculé revient à se réjouir de voir son réfrigérateur se remplir sans savoir de quoi"
Timothée Parrique
Extrait du livre "Ralentir ou périr"

Car cet indicateur a effectivement ses limites :

  • tout d’abord, il ne prend en compte que des actions ayant une valeur marchande – le bénévolat, par exemple, malgré son impact social, n’est pas inclus dans le calcul ;
  • la valeur ajoutée d’un service, selon qu’il est public ou privé, diffère (cette valeur ajoutée correspond uniquement aux salaires dans le cas du public, et aux salaires et profits dans le cas du privé) – or, pourquoi comptabiliser de manière différente un même service ? ;
  • le PIB ne fait pas le distinguo entre ce qui est bénéfique et ce qui est néfaste (il exclut par exemple la pollinisation mais peut intégrer des actions qui détruisent la nature).

Pour autant, malgré ses faiblesses, le PIB reste l’indicateur utilisé pour déterminer l’état de santé de l’économie. La société est actuellement organisée en vue d’une croissance du PIB.

Il existe pourtant des limites à cette croissance. Elles sont écologiques, sociales et politiques.

La limite écologique à la croissance

Pour envisager une potentielle croissance infinie, il faudrait que celle-ci puisse être menée sans impact écologique – malheureusement, comme le souligne Timothée Parrique, le découplage entre croissance (hausse du PIB) et écologie est impossible.

Voyons pourquoi.

Déjà, historiquement, aucun découplage significatif n’a jamais été observé.

Tout d’abord, les préoccupations actuelles sont essentiellement centrées autour du carbone, mettant de côté les autres enjeux environnementaux.

Et pourtant, les énergies renouvelables sont très gourmandes en métaux – plus que leurs homologues fossiles -, la construction d’éoliennes a un impact sur les sols, la production de panneaux solaires est consommatrice d’eau, etc.

Ensuite, l’indicateur PIB (qui, rappelons-le, est utilisé pour mesurer l’état de santé de l’économie) ne prend en compte que les unités de production situées sur un territoire donné. En conséquence, il est possible de « verdir » l’économie en délocalisant, ce qui pourtant augmente l’impact environnemental, notamment à cause des transports nécessaires.

Enfin, les quelques découplages observés par le passé ont toujours été temporaires et suivis d’un recouplage. Les taux de découplage observés ont par ailleurs été très faibles (le découplage n’était pas très marqué).

Photo de Feri & Tasos sur Unsplash

On ne trouve donc pas de trace, par le passé, d’une « croissance verte » permettant de concilier hausse du PIB et environnement.

Malgré cela, on pourrait se demander si elle est malgré tout possible. Après tout, ce n’est pas parce qu’on n’a pas réussi à mettre en place une croissance verte par le passé que l’on ne peut pas réussir dans le futur.

Timothée Parrique voit cinq raisons tendant à montrer l’impossibilité d’une telle croissance verte.

Raison n°1 : l’augmentation des dépenses énergétiques

La production nécessite toujours de l’énergie. Or, par le principe du moindre effort appliqué à l’économie, on a tendance à utiliser l’énergie la plus facilement accessible, par exemple du pétrole que l’on extrait à proximité plutôt que de l’autre côté du globe.

Dit autrement, l’énergie utilisée pour produire de l’énergie est minimisée au départ : on va avoir besoin d’un baril de pétrole pour en produire cinq autres.

Mais plus les ressources en pétrole situées à proximité s’épuisent, plus il faut aller les chercher loin. On aura donc par exemple besoin de deux barils de pétrole pour en produire cinq autres, au lieu d’un seul initialement.

De manière similaire, l’extraction des matériaux est de plus en plus compliquée, et requiert de plus en plus d’énergie. On a donc une pression énergétique qui constitue un frein au découplage.

Raison n° 2 : les effets rebonds

L’optimisation de l’utilisation d’une ressource, qui pourrait laisser espérer une utilisation moins importante de cette ressource, peut au contraire entraîner une hausse de sa consommation, du fait par exemple de la baisse des prix des biens fabriqués à l’aide de cette ressource.

J’ai fait un épisode de podcast à ce sujet auquel je te renvoie pour plus de détails.

Raison n°3 : l’empreinte écologique des services

A priori, on pourrait compter sur une tertiarisation des services pour soulager la charge écologique, mais, en réalité, les services ne sont jamais complètement dématérialisés et, par ailleurs, ils génèrent des émissions carbonées importantes.

Raison n°4 : les limites du recyclage

Tous les déchets ne peuvent être recyclés pour des raisons de complexité et de coût.

Par ailleurs, une économie strictement circulaire ne peut pas croître perpétuellement, car la quantité de matériaux recyclés est toujours inférieure à celle nécessaire pour produire davantage.

Ensuite, on ne peut pas recycler à l’infini. Le recyclage ne peut donc pas verdir la croissance.

Raison n°5 : les freins technologiques

Pour qu’un découplage puisse être rendu possible par le progrès technique, il faudrait que ledit progrès utilise des éco-innovations.

Mais toutes les innovations ne sont pas vertes, et ce pour plusieurs raisons.

D’une part, une entreprise ayant investi dans une technologie, même polluante, aura tendance à axer la recherche et le développement sur cette technologie (« inertie des investissements »).

Certaines technologies ont une durée de vie importante. Un avion, d’une durée de vie de 30 ans, ne va pas être envoyé à la casse au bout de 3 ans.

On se retrouve ainsi avec une compilation des technologies, un mix « polluant/moins polluant », comme c’est le cas dans le secteur énergétique, alors qu’il faudrait viser idéalement uniquement des technologies peu polluantes.

Il y a enfin des limites physiques au développement des technologies vertes. Par exemple, un panneau solaire a un rendement limite qui ne peut être dépassé, fixé par les lois de la physique, et plus on cherche à se rapprocher de ce rendement seuil que l’on ne peut atteindre en pratique, plus cela coûte cher.

 

Les limites sociales à la croissance

La notion de "sphère de reproduction"

A l’opposé des forces de production comme les outils, l’énergie et la main-d’œuvre, qui sont les compétences mobilisées pour produire quelque choses, les forces reproductives sont des choses qui améliorent ou entretiennent notre capacité de travail: détente, tâches domestiques, culture, etc.

Les activités de production, tout autant que les tâches reproductives, sont contraintes par un budget temps : il n’y a que 24 heures par jour, et sur ces 24 heures, nous ne sommes disponibles en moyenne que 16 heures (puisqu’il faut bien dormir).

Produire toujours plus impliquerait de pouvoir dépasser cette limite budgétaire. Mais comment ?

Le progrès technique, une fausse solution

On pourrait se dire que le progrès technique est là pour ça, mais en réalité, à l’échelle de la société, le progrès technique ne nous fait pas gagner du temps.

Photo de Aron Visuals sur Unsplash

Voyons tout ça à travers l’exemple de la voiture.

Sur un déplacement donné, de par une vitesse instantanée plus élevée, la voiture nous fait généralement gagner du temps par rapport au vélo.

Mais d’autres facteurs sont à prendre en compte : le temps passé dans les bouchons, celui passé à travailler pour pouvoir payer la voiture, le temps d’entretien du véhicule.

La vitesse à prendre en compte pour savoir si la voiture nous fait réellement gagner du temps, ce n’est pas la vitesse instantanée, donc les 50 ou 80 km/h indiqués par le compteur, mais la vitesse généralisée, qui tient compte de tous les autres facteurs de perte de temps que l’on vient d’évoquer.

La vitesse généralisée d’une voiture serait de l’ordre de 16 km/h, et généralement inférieure à celle de la bicyclette.

Un raisonnement similaire peut s’appliquer à un vol en avion, en particulier sur des courtes distances.

Ce qu’on appelle « progrès technique » est un « déplacement des coûts de production » et, comme le dit Timothée Parrique, « passés certains seuils, la vitesse des uns se fait aux dépens d’un ralentissement pour les autres« , et accélérer le mouvement de certains individus se fait au prix du ralentissement de la société dans son ensemble.

Ce n’est donc pas le progrès technique qui nous permettra de gagner du temps.

Activités de production versus sphère de reproduction - un équilibre fragile

Autre aspect social limitant : les activité de production, donc les activités marchandes, se font au détriment de la sphère de reproduction – dont le bien-être, la vie sociale, etc.

Or, une augmentation de la croissance accentue ce déséquilibre. Le problème, c’est que si la sphère de reproduction s’écroule, celle de production aussi – des salariés dépressifs, par exemple, ne pourront pas produire correctement.

Par ailleurs, une marchandisation excessive a des impacts sur la sphère sociale.

Décider de marchandiser, c’est prendre le risque de remplacer les réflexes de partage et de réciprocité basés sur la confiance et la sympathie et de les remplacer par une logique froide et impersonnelle d’échange marchand.

Les limites politiques à la croissance

Problématiques écologiques et sociales : le prix à payer pour une amélioration du niveau de vie ?

On associe souvent à la croissance les bénéfices suivants :

  • diminution de la pauvreté ;
  • diminution des inégalités ;
  • réduction du taux de chômage ;
  • financement des budgets publics ;
  • amélioration de la qualité de vie.

On est alors tenté de viser en effet une croissance – quitte à payer le prix des problématiques environnementales et sociales.

Mais la croissance permet-elle vraiment d’obtenir les bénéfices précités ?

La question de la pauvreté

Sur ce sujet, un revenu national nécessaire pour permettre à toute la population de subvenir à ses besoins a été calculé, définissant un seuil minimum de revenu national pour atteindre cet objectif.

Il semble que, depuis la Seconde Guerre Mondiale, il y ait toujours eu un « surplus » de revenus, au niveau national, pour que tout le monde puisse vivre décemment. Le problème, c’est que ces revenus sont mal distribués.

Ce n’est donc pas une croissance qui est nécessaire, mais une redistribution, ou une démarchandisation partielle, pour regagner du pouvoir d’achat.

Parmi les options envisageables : transformer le RSA en un revenu inconditionnel, ou rendre gratuits les premiers mètres cubes d’eau utilisés, ainsi qu’une quantité minimale d’électricité.

Diminuer les inégalités

Rappelons tout d’abord que le PIB ne distingue pas les revenus de patrimoine des salaires.

La croissance du PIB serait davantage due à un enrichissement de la frange la plus riche de la population qui fait fructifier son patrimoine qu’à une hausse des salaires des bas revenus. La croissance peut donc, selon cette logique, être due à un renforcement des inégalités, à l’opposé de ce que l’on pourrait en espérer.

Le niveau de vie des plus fortunés a augmenté trois fois plus que celui des classes moyennes depuis 1999.

Pour effectivement réduire les inégalités, quelques stratégies sont envisageables :

favoriser les activités riches en travail pour augmenter la part des salaires, par exemple une agriculture suivant des principes d’agroécologie ;

partager équitablement la valeur ajoutée, par exemple en ajustant la part de marge de la grande distribution par rapport à ce que touche le producteur ;

redistribuer le patrimoine et les revenus.

Et l'emploi ?

Selon Timothée Parrique, l’expression « plein emploi » n’a de sens qu’en relation avec une forme d’épanouissement personnel, incluant la participation sociale et le développement personnel et une production de biens et services utiles.

Certains emplois n’ont aucune utilisé socialement et peuvent être macro-économiquement contre-productifs, par exemple parce qu’ils provoquent des dégradations écologiques ou des individus.

Le problème de la logique actuelle est que l’on arrive à des situations paradoxales dans lesquelles une partie de la population produit des SUV et extrait du pétrole, tandis qu’une autre soigne les maladies liées à la pollution de l’air et « thérapise » le mal-être.

A nouveau, une meilleure distribution de la valeur ajoutée permettrait de découpler le pouvoir de vivre du pouvoir d’achat et donc de l’emploi salarié.

De même, il conviendrait de démarchandiser le travail et réorganiser la façon dont nous contribuons à l’activité économique, en valorisant par exemple les solidarités informelles du quotidien et l’engagement associatif qui produisent des utilités.

Photo de Marten Bjork sur Unsplash

Quid du budget public ?

Il dépend actuellement d’un certain nombre de taxes, dont une partie sur l’activité marchande : impôts sur le revenu, impôts sur les sociétés, sur héritage, etc.

On peut ainsi s’imaginer qu’une contraction de l’économie marchande réduirait les recettes de ces taxes.

La première limite de cette idée est que cela revient, selon Timothée Parrique, à « considérer les services publics comme des luxes improductifs rendus possibles par des prélèvements sur l’activité privée. »

Les services publics, tels que la santé et l’éducation, sont produits ex nihilo, de même que les productions privées qui empruntent des fonds aux banques. Ils ont une valeur ajoutée. Par ailleurs, c’est la distribution de ces services qui est financée par l’impôt, pas leur production.

Par exemple, le système de retraite n’a pas besoin de croissance pour s’alimenter, il suffit d’un équilibre intergénérationnel et d’un taux suffisant de cotisations.

Seconde limite : il faut tenir compte du fait que la croissance peut entraîner des coûts qui vont peser sur le budget public.

Par exemple, les dépenses de santé liées à la pollution de l’air s’élèvent chaque année à 3 milliards d’euros. Produire davantage de voitures pour augmenter la croissance pèse donc sur le budget public.

Et tant qu’à aborder le sujet des budgets publics, on pourrait tout aussi bien évoquer celui de la dette publique. Qu’en est-il ? N’y a-t-il pas besoin de croissance pour la rembourser ?

Il convient de noter dans un premier temps que la dette publique n’a jamais besoin d’être remboursée dans sa totalité.

L’État finance la dette par l’émission d’obligations dont la majorité est détenue par des ménages aisés. Le vrai coût de la dette est celui des intérêts liés à ces obligations, comme le coût d’un crédit.

Timothée Parrique note que la dette serait inférieure de 29 points de PIB si l’État avait emprunté directement aux ménages et aux banques au lieu de se financer sur les marchés financiers.

Là encore, il s’agit davantage du partage de la valeur ajoutée que du volume du PIB.

Last but not least : la qualité de vie

La question qui se pose ici est de savoir si la croissance est nécessaire à une amélioration du niveau de vie.

Le PIB et le bonheur seraient corrélés de manière positive jusqu’à un certain niveau de revenus par habitant.

Costa Rica, France, Finlande et Etats-Unis auraient ainsi une qualité de vie similaire avec des PIB variant d’un rapport de 1 à 5.

Un phénomène similaire existe pour la santé et d’autres indicateurs de bien-être social. Un PIB important ne signifie pas forcément une meilleure santé.

Autre exemple qui tend à démontrer une décorrélation entre croissance et niveau de vie : la ville de Londres survient aux besoins de logement à travers un marché immobilier privé, et la ville de Vienne à travers un marché public et coopératif à but non lucratif. Pour autant, la qualité de vie et du logement a été estimée meilleure à Vienne qu’à Londres.

L’auteur de Ralentir ou périr souligne que « la satisfaction des besoins ne répond pas à la logique de l’infini ». Il n’y a donc pas lieu de l’associer à une croissance infinie.

Autre raison pour laquelle croissance ne rime pas avec amélioration du bien-être de tous : nous sommes dans une dynamique collective de consommation, et nous achetons pour pouvoir nous démarquer des autres, dans une logique de prestige social par la comparaison.

Le problème, c’est que, dans la mesure où il s’agit d’un jeu collectif, travailler davantage et donc produire plus pour s’offrir un supplément de prestige n’apporte qu’un surplus relatif de prestige, car tout le monde fait pareil.

Donc, en ce sens, davantage de croissance n’améliore pas le bien-être dans l’absolu.

Photo by Martin Castro on Unsplash

Conclusion

La croissance, définie comme une augmentation du PIB, présente des limites qui sont d’ordre écologiques, sociales, et politiques. Elle ne peut donc pas être infinie et rechercher une croissance perpétuelle ne peut être une fin en soi.

La décroissance, et le concept de post-croissance qui lui est rattaché, se posent en alternative au modèle actuel.

Ces deux concepts feront l’objet d’un prochain article.